Dans notre quotidien, nous sommes constamment en relation avec les autres, que ce soit dans le cadre personnel, familial, ou professionnel. La manière dont nous gérons ces relations influence grandement notre bien-être et celui des personnes qui nous entourent. La bienveillance, souvent perçue comme une vertu ultime, est considérée par beaucoup comme le ciment des bonnes relations. Pourtant, sans une dose d’exigence, elle peut rapidement se transformer en complaisance, c’est-à-dire en un laisser-faire qui empêche tout progrès. D’un autre côté, l’exigence, lorsqu’elle n’est pas tempérée par la bienveillance, peut vite devenir de la maltraitance, créant des environnements de tensions et de frustrations. Alors, comment concilier ces deux forces apparemment opposées pour les faire travailler ensemble dans nos relations, que ce soit en tant que parents, amis, ou managers ? La réflexion que propose Olivier Bas dans ses livres et interviews, apporte un éclairage pertinent sur cette question, tout en s’appuyant sur des concepts explorés par Boris Cyrulnik, Jacques Salomé, et Marshall B. Rosenberg.
La bienveillance est souvent perçue comme une forme de gentillesse infinie, où l’on cherche avant tout à ne pas blesser l’autre. Pourtant, cette idée est trompeuse. La bienveillance n’est pas une finalité en soi. Elle doit être considérée comme une modalité, une manière d’être, qui sert à renforcer le lien, mais qui doit toujours s'accompagner d’un objectif clair. Dans le cas d'une relation parent-enfant, un parent qui se montre toujours indulgent sous prétexte de bienveillance risque de tomber dans la complaisance : il ne fixe plus de limites, laisse l’enfant prendre des décisions sans orientation, et au final, ne l’aide pas à grandir. C’est comme si on disait à un enfant qu'il peut tout faire, mais sans jamais l’aider à comprendre comment.
Olivier Bas, expert en management et en développement personnel, souligne que cette bienveillance mal comprise peut créer un malaise. Si l’on se contente d’être gentil sans jamais oser confronter les problèmes ou aborder les erreurs, on finit par masquer une vérité importante : nous ne faisons pas confiance à l’autre pour évoluer. Cette fausse bienveillance devient un frein. L’enfant, ou l’individu en général, a besoin de limites et de repères pour se construire. Il a besoin d’un cadre, et c’est là que l’exigence intervient.
L’exigence, souvent perçue comme un poids ou une pression, peut au contraire être une formidable preuve de bienveillance. Pourquoi ? Parce qu’elle montre que l’on croit au potentiel de l’autre. Boris Cyrulnik, neuropsychiatre célèbre pour ses travaux sur la résilience, rappelle que c’est en confrontant les individus à des défis raisonnables, tout en leur offrant un soutien adapté, qu’ils peuvent réellement se développer. L’exigence, lorsqu’elle est bienveillante, permet de mettre en lumière les compétences d’une personne et de lui montrer que l’on croit en elle.
Prenons un exemple concret dans un cadre familial. Un parent qui demande à son adolescent de tenir des responsabilités à la maison, comme gérer certaines tâches ménagères, montre qu’il a confiance en lui pour assumer des engagements. Ce n’est pas une forme de contrôle ou d’autorité mal placée, mais bien une manière de lui faire comprendre qu’il a les capacités d’agir de façon autonome. En retour, ce parent peut l’accompagner dans cette exigence en lui offrant un soutien moral, en écoutant ses difficultés et en ajustant les attentes selon son évolution.
Olivier Bas aborde également ce point en entreprise : un manager qui ne fixe aucune exigence claire à ses employés, sous couvert de « coolitude » ou de bienveillance, les maintient en réalité dans une zone de confort qui ne leur permet pas de progresser. C’est un manager qui, par peur du conflit, n’ose pas poser de cadre. Ce type de leadership peut conduire à une complaisance généralisée, où tout le monde est bienveillant, mais où personne ne s’améliore.
La complaisance est ce qui survient lorsque la bienveillance est omniprésente, mais qu’aucune exigence ne vient lui donner du relief. Dans un environnement de complaisance, on préfère éviter les tensions, on ne dit jamais les choses qui fâchent, même si elles sont nécessaires pour grandir. Cela peut être particulièrement problématique dans les relations parentales ou amoureuses. C’est le cas lorsqu’un partenaire n’ose jamais pointer les comportements problématiques de l’autre, par peur de briser l’harmonie, et finit par nourrir une insatisfaction latente. À terme, la relation stagne ou se dégrade, car il manque ce dialogue exigeant qui permet d’avancer ensemble.
Marshall Rosenberg, le père de la Communication Non Violente (CNV), a toujours insisté sur l’importance de la clarté dans les relations, même lorsqu’il s’agit de formuler des critiques. Selon lui, la bienveillance ne consiste pas à éviter les conflits, mais à savoir les aborder de manière constructive. En effet, si l’on reste constamment dans une attitude de bienveillance passive, sans jamais oser exprimer ses besoins ou ses attentes, on prive l’autre de la possibilité de se développer et de s’améliorer.
Dans son livre "La « has been » compagnie", Olivier Bas illustre cette notion avec un exemple d’entreprise : une équipe de travail dans laquelle le manager est trop complaisant, n’ose jamais fixer d’objectifs précis, ni recadrer les erreurs. Cela conduit à une baisse progressive de la performance de l’équipe, car personne ne sait vraiment ce qui est attendu. Au final, cela génère un sentiment de confusion et une perte de motivation.
À l’autre extrémité du spectre, l’exigence dénuée de bienveillance se transforme en maltraitance. Il peut s'agir d’une forme subtile de maltraitance psychologique, où la personne est constamment mise sous pression, avec des attentes démesurées et un manque de soutien. Boris Cyrulnik, dans ses études sur les traumatismes, montre que des environnements exigeants mais dénués de chaleur humaine peuvent provoquer des réactions de stress intense, voire des traumatismes durables.
Un exemple classique de cette situation est celui d’un manager qui impose des objectifs irréalistes à ses collaborateurs, sans jamais leur offrir de reconnaissance ou de soutien émotionnel. Cela crée un climat de peur, où les employés ne se sentent jamais à la hauteur et finissent par se replier sur eux-mêmes. Ce type de management mène souvent au burn-out. Cette maltraitance managériale, même inconsciente, est souvent le résultat de managers eux-mêmes sous pression, qui finissent par déverser leur stress sur leurs équipes.
Dans le cadre personnel, on peut également observer ce type de déséquilibre. Par exemple, un parent qui exige des résultats scolaires parfaits de son enfant, sans jamais le féliciter pour ses efforts ou lui offrir de moments de répit, peut involontairement générer un stress psychologique énorme chez l’enfant. L’exigence devient alors une source de souffrance plutôt qu’un levier de développement.
Pour trouver l’équilibre entre bienveillance et exigence, il est essentiel de comprendre que l’un ne va pas sans l’autre. Être bienveillant, c’est aussi être capable de poser des limites, de fixer des objectifs clairs, tout en restant à l’écoute des besoins de l’autre. Un bon exemple de cet équilibre peut être observé dans les systèmes éducatifs scandinaves, où l’on valorise à la fois l’autonomie de l’enfant et l’accompagnement bienveillant. Les enseignants fixent des attentes élevées, mais toujours dans un cadre de soutien et de confiance, où l’on valorise les efforts autant que les résultats.
Olivier Bas insiste sur l’importance d’un management « bienveillant-exigeant ». Il cite des entreprises comme Google ou Netflix, qui ont su allier une culture d’entreprise bienveillante avec des exigences de performance très élevées. Ces entreprises accordent une grande importance au bien-être des employés, tout en maintenant une exigence constante en termes de résultats et d’innovation. Cela prouve qu’il est possible de créer des environnements de travail où bienveillance et exigence cohabitent harmonieusement.
Il ne s’agit donc pas d’adoucir l’exigence, mais de l’accompagner de bienveillance. Dans un cadre familial, cela peut signifier d’exiger de son enfant qu’il prenne ses responsabilités (comme participer aux tâches ménagères, gérer son emploi du temps scolaire), tout en lui offrant un soutien émotionnel et des conseils lorsqu’il rencontre des difficultés. L’objectif est de l’encourager à devenir autonome tout en lui montrant qu’il n’est pas seul dans ce processus.
Dans un cadre professionnel, un manager bienveillant et exigeant saura fixer des objectifs ambitieux pour ses collaborateurs, mais il prendra également le temps de les accompagner dans l’atteinte de ces objectifs. Cela peut passer par des sessions de feedback régulières, des moments d’écoute, et un soutien personnalisé. Il s’agit d’encourager chacun à donner le meilleur de lui-même tout en se sentant valorisé et reconnu.
Le management bienveillant et exigeant est une approche qui semble à première vue paradoxale. Comment concilier bienveillance, souvent associée à la douceur, avec exigence, perçue comme une forme de rigueur voire de dureté ? Pourtant, comme le souligne Olivier Bas, cet équilibre est non seulement possible mais essentiel pour un management efficace et humain.
Pour O. Bas, la bienveillance ne se résume pas à être indulgent ou à éviter les conflits. Elle consiste à reconnaître la valeur des individus, à créer un climat de confiance où chacun peut s’épanouir, tout en s'assurant que les objectifs sont clairs et atteints. D'un autre côté, l'exigence est le moteur de la performance : elle pousse chacun à donner le meilleur de lui-même, à sortir de sa zone de confort et à progresser.
Cependant, cet équilibre repose sur un travail intérieur constant. Le manager bienveillant et exigeant doit faire face à ses propres limites : ses peurs d’être trop dur ou trop laxiste, ses biais cognitifs qui peuvent influencer ses décisions, ou encore son besoin d’approbation. Il doit savoir ajuster son comportement en fonction des situations, faire preuve d'empathie sans sombrer dans la complaisance, et être ferme sans tomber dans la rigidité.
Ce modèle de management est exigeant, mais loin d’être un mythe. Il demande de la lucidité, une écoute active et une remise en question permanente. En cultivant un environnement de travail où le respect et la performance cohabitent, le manager peut créer un cercle vertueux où chacun se sent valorisé tout en étant poussé à se dépasser.
La schizophrénie managériale, survient lorsque le manager se présente comme bienveillant en apparence, mais que ses exigences sont floues ou excessives. Cette contradiction crée une confusion chez les employés, qui ne savent plus comment se comporter ni quels objectifs viser. Ils se retrouvent alors dans une situation où la bienveillance n’a plus de sens, et où l’exigence devient incompréhensible, voire oppressante.
Pour éviter cette schizophrénie managériale, il est essentiel d’établir une cohérence entre les discours et les actions. Le manager doit être clair sur ses attentes, en définissant des objectifs réalistes, mesurables et atteignables. Il doit également expliquer le pourquoi derrière ces exigences : lorsque les collaborateurs comprennent le sens de leur travail, ils sont plus enclins à accepter les efforts demandés.
La bienveillance, quant à elle, ne doit pas être confondue avec la complaisance. Être bienveillant signifie écouter ses collaborateurs, les soutenir dans leurs difficultés, tout en restant attentif à leur développement. Cela implique aussi de donner des feedbacks constructifs, même si ceux-ci peuvent parfois être difficiles à entendre. La bienveillance se traduit par un accompagnement qui permet à chacun de progresser, tout en étant responsabilisé face à ses résultats.
Enfin, pour éviter la schizophrénie managériale, un manager doit être authentique. Ses actions doivent être alignées avec ses valeurs et ses paroles. Cela renforce la confiance des équipes, qui sauront qu’elles peuvent compter sur un cadre clair, à la fois humain et exigeant.
Trouver le juste équilibre entre bienveillance et exigence est un défi de taille, mais il est indispensable pour permettre à chacun de s’épanouir, tant dans la sphère personnelle que professionnelle. La bienveillance sans exigence mène à la complaisance, et l’exigence sans bienveillance conduit à la maltraitance. En prenant conscience de ces dynamiques, il est possible d’instaurer des relations plus justes, plus équilibrées, et plus humaines.